3. Triste-heureux [1] – Le monde a perdu le nord !


Triste-heureux [1] *

Longtemps nous avons cru notre Vaisseau fait d’or massif

Presque sans faille et trempé pour l’éternité ;

Nous dansions sous les soleils de plomb

Et nous chantions jusque dans les longs hivers

C’était la fête, en toutes saisons.

 

Aujourd’hui, dessus le pont,

C’est un Vaisseau fragile que nous découvrons

Ses flancs diaphanes sont troués par les fréons de nos erres

Et nous nous réveillons, après la virée,

Dans les tempêtes que nous avons semées ; parmi les récifs.

 

Les animaux et les autres espèces autour de nous

Sont décimés par les stériles progrès

Que nous avons cru instaurer

Dans l’arrogance de nos étés, trop longs.

 

Les enfants et les indigents nous regardent

Avec des yeux d’éternité, bouches bées ou poings levés ;

Pendant que certains courent pour ramasser les pots cassés

D’autres continuent de désoeuvrer, sans fond.

 

Heureusement, il y a aussi la pluie et les nuits

Pour réparer nos cœurs, meurtris ;

Et il y a l’art aussi et les sourires qui s’affichent

Et les cœurs généreux au milieu des jours, frileux.

 

J’ai aussi vu des fleurs hier, resplendir au soleil

Comme auparavant et comme demain, il est permis de croire ;

J’ai aussi senti les parfums en automne et vu les pommes en manne

Témoin de l’abondance… Triste-heureux.

* Le poème réfère parfois au Vaisseau d’Or de Nelligan présentée dans la deuxième partie et accessible ici.

Le monde a perdu le nord !

Comment pouvons-nous perdre le nord à bord d’un Vaisseau qui ne va nulle part ? En fait, ce n’est pas que nous ne sachions où aller géographiquement ; après tout, nous n’avons pas le contrôle sur la direction de notre vaisseau : la Terre. Nous sommes perdus, mais cela a plus à voir avec notre façon de vivre sur notre Vaisseau. Nous avons de la difficulté à en assurer la coexistence pacifique entre les humains, la santé de son écologie et la survie des espèces.

Nous avons donc perdu le nord au sens où nous avons perdu le contrôle de nos vies. Nous vivons à bord de notre Vaisseau de manière dangereuse pour notre survie et celles de milliers d’espèces et nous ne favorisons le bonheur que d’une bien faible proportion de l’équipage du Vaisseau.

Ainsi, nous sommes « perdus dans l’espace ». Perdus dans la gouvernance de nos mondes respectifs, notre Vaisseau va donc à la dérive. Tel un Vaisseau fantôme que l’équipage distrait aurait déserté, nous errons malheureusement. L’humanité unifiée n’est pas au gouvernail de son Vaisseau ; on dirait bien que le Vaisseau dort, pour le moment…

Le Vaisseau fantôme. Charles Cambon,1842.

Pourtant, il ne semble pas si difficile de se prendre en main comme humanité unifiée et ce, en tenant compte de notre environnement. Il y a tout plein d’experts de toutes sortes, plusieurs sages reconnus d’à peu près tout le monde, des valeurs qui semblent assez unanimes (paix et environnement, par exemple), les connaissances sont très avancées en de multiples domaines… alors, pourquoi ? Comment se fait-il qu’on ait tant de difficulté à orienter la gouvernance de notre planète alors qu’autant de ressources sont disponibles ? C’est un peu comme si nous avions une boussole qui semble parfaitement en bon état et pourtant, nous sommes perdus ! Comment est-ce possible ?

Une boussole indique toujours le nord, sauf si…

Une boussole ne peut nous indiquer le nord si elle est fermée ou si on ne la regarde pas. Cela semble évident et pourtant… Pourtant, nous ne la regardons pas, ou si peu. Nous élargissons notre vision à l’échelle de l’humanité ou de l’environnement planétaire presque uniquement lorsqu’il y a des cataclysmes majeurs ou lorsque ce qui se passe plus loin risque de dérégler « notre monde » (réchauffement climatique, terrorisme, etc.). Heureusement, pourrions-nous dire, cela se passe de plus en plus fréquemment ou même… continuellement ; la question du climat, par exemple, ne risque pas de disparaître de notre actualité à court terme.

Chaque aventurier vous dira qu’on ne peut effectuer un voyage au cœur de la grande nature en perdant de vue ses instruments ou… sa boussole. Ne pas perdre de vue, ce n’est pas comme regarder de temps en temps, convenons-en. Quant à notre voyage au cœur du cosmos, il pourrait bien être question d’une aventure sous-estimée ou plutôt, mésestimée. En fait, il ne s’agit peut-être pas d’une aventure plus difficile que celle que nous vivons actuellement, mais probablement d’une aventure différente…

La boussole et le monde. Ylanite Koppens (pxhere), 2019 .

Une autre situation où une boussole ne semble pas indiquer le nord, peut se produire au moment où la lecture de ses indications est faussement dévoilée. En ce qui concerne notre Vaisseau, une gouvernance unifiée est souvent dévolue à l’Organisation des Nations Unies (ONU). L’ONU n’est pas l’unification des humains, mais plutôt celle des pays de l’humanité. Cela fait-il une différence ? Bien sûr que oui. Les pays essaient de tirer le maximum du monde et de le rendre le plus semblable à leur point de vue. Il n’y a pas là de travail pour en arriver à un point de vue rassembleur en priorité. Évidemment, des textes d’entente entre les pays sont issus de l’ONU, mais qui les élaborent ? Et surtout, qui les appliquent ? Il y a cinq pays membres avec un « droit de veto » au puissant Conseil de Sécurité de l’ONU qui a, en quelque sorte, le pouvoir exécutif de l’Organisation. Cinq pays sur quelques centaines… est-il besoin d’en ajouter beaucoup plus ?!

L’ONU joue un rôle important et il n’est pas question ici de remettre son existence en question. Ce rôle n’est toutefois pas la gouvernance unifiée de l’humanité dont il est question en ces lignes. L’ONU pourrait peut-être assumer ce rôle en aménageant sa mission différemment, mais il s’agit là d’un très gros bateau à faire changer de cap !…

En ce qui concerne cet aspect illusoire de la lecture de notre boussole, il semble que plus les humains seront nombreux à poser leurs regards sur le gouvernail et ses instruments, et moins ce trompe-l’œil sera possible. Il est beaucoup trop facile de renvoyer la responsabilité de la dérive actuelle aux décideurs, pendant qu’un grand nombre de bien-pensants (et j’en suis !) ne jouent pas entièrement leur rôle à ce propos.

Trompe l’œil – Fresque du Petit Champlain, MuraleCréation, 2001. Photo : Terence Faircloth (Flickr).

Toutefois, il est peut-être judicieux de souligner que cette façon de dévoiler faussement la réalité est beaucoup trop répandue. Trop souvent les diverses instances politiques et économiques dissimulent des informations ou taisent des opinions au nom « d’intérêts supérieurs ». Nous agissons aussi de façon semblable lorsqu’on décide d’évacuer de la sphère de l’éducation des sujets comme la mort, la drogue ou la sexualité ; nous dissimulons encore la réalité pour des « motifs supérieurs ».

Comment penser édifier une gouvernance claire et efficace de l’humanité au sein d’une telle culture de faux-semblants ou de… mensonges. Qu’il est difficile d’employer ce mot « mensonge » lorsqu’on parle de la façon d’exercer le pouvoir dans le monde. Et pourtant, si on veut voir clair dans notre situation, il faut bien se dire les choses telles qu’elles sont, non ? Les mensonges sont banalisés et… ça n’a pas de bon sens ! Par exemple, un ministre prétend être d’accord avec son gouvernement bien que ce ne soit pas le cas. Il peut faire cela au nom de l’image du gouvernement ou même pour ne pas troubler la population, mais à quoi peut bien servir d’inventer de tels propos supposément meilleurs, si… ils sont faux ?! Faux comme dans un rêve duquel il faut bien se réveiller un jour, si on veut prendre réellement soin de notre Vaisseau ; prendre soin de nous.

Faux-semblant d’un été. Marc Mooz, 2017 (Flickr).

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7 commentaires à propos de “3. Triste-heureux [1] – Le monde a perdu le nord !”

  1. Merci Benoît. Ton partage est important pour moi.

    Pour un réveil éventuel, je crois au pouvoir du partage – sans fard – de nos émotions comme tu le fais si bien dans ton triste-heureux 1… je partage tes émotions moi aussi, et beaucoup d’entre-nous à travers le monde, je pense.

    Je crois aussi au pouvoir d’accepter enfin une position d’humilité et notre situation précaire de co-dépenfance entre humains et avec le reste du vivant : c’est la lunette d’observation tournée depuis la lune vers la planète terre qui en fait constater la beauté mais aussi la très grande fragilité, c’est peut-être aussi l’expérérience de cette privation d’une partie des richesses de notre monde social et environnemental que nous vivons en ce moment avec l’impact du Covid-19… Je crois à tout ce qui peut aider à une prise de conscience en profondeur du pauvre état de notre vaisseau et de notre responsabilité dans sa déroute actuelle… Il est urgent d’écouter nos sages qui s’époumonent depuis si longtemps. J’ai découvert dernièrement le texte d’Edgar Morin, « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » publié en 1999 en accès libre sur le site de l’Unesco : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000117740_fre
    Beau texte, le connaissais-tu ?

    • Merci Pascale pour tes bons mots. Merci aussi pour ton commentaire empreint de douce sagesse…
      Et merci pour le lien partagé. J’irai explorer cette référence…
      Bonne journée, au plaisir et à bientôt j’espère! 🙂 xoox

  2. En ces temps de confinement imposés par le coronavirus, je constate autour de moi diverses situations nouvelles. Des voisins apprennent à ce connaitre en marchant dans les ures de leur quartier. Des organismes se soucient de leurs membres et les contactent pour prendre de leurs nouvelles. Nous apprenons à utiliser les médias sociaux pour demeurer en contact les uns avec les autres. Je vois dans ce que nous vivons actuellement une chance pour l’humanité pour qu’elle retrouve les valeurs essentielles qui la font vivre. Je demeure confiant que nos scientifiques trouveront le vaccin qui permettra à l’humanité de poursuivre sa route de manière nouvelle et plus solidaire. Notre humanité est fragile; un simple petit virus peut la mettre sur pause. Il faut apprendre à prendre soin de cette humanité fragile. Au plaisir !

    • Salut François!
      Il y a en effet de fort belles initiatives un peu partout, en ces temps de confinement. Il y a aussi de fort tristes situations chez la multitude des moins favorisés de ce monde qui se retrouvent dans des situations encore plus précaires et invivables. Quatre milliards d’humains (sur 7,5!) vivent dans des contextes où il n’y a aucun filet social! Ni assurance-chômage, ni assurance-maladie et encore moins de mesures de soutien exceptionnelles comme on voit ici…
      Ici, on voit les bons côtés de la situation, là-bas, chez les défavorisés, je ne pense pas que ça soit le cas. La réflexion s’exerce mieux le ventre plein, n’est-ce pas?
      Enfin, il est permis d’espérer en effet, mais je crois qu’il reste de large bond en avant à envisager pour soulager la grande misère et sauvegarder les espèces et la nature, avec ou sans virus… …
      J’espère que ça va bien pour tes proches et toi, François…
      Au plaisir! 🙂

  3. Bonjour Benoit. Je t’ai lu avec quelques jours de retard. Étonnant n’est-ce pas en ces jours de confinement où le temps s’étire à n’en plus finir… Mais ce matin j’ai pris le temps de te chercher dans mon historique de lectures et je n’ai pas été déçu. Bravo pour ta poésie et ton sens de l’orientation si j’ose dire… 😉. Quand notre vaisseau part à la dérive, il est bon de savoir qu’on a une ancre à sa portée et quelques points de repères dans le brouillard. Bonne journée malgré la grisaille ambiante.

    • Merci pour ton commentaire, chère Francine, je l’apprécie beaucoup! 🙂
      Je travaille justement sur la grisaille, depuis hier soir. Il en est question dans le prologue au MAPES Monde que je publierai probablement quelque part à l’automne prochain. En cherchant des images pour illustrer le propos, j’ai découvert la grisaille comme technique de peinture largement utilisée depuis le Moyen-Âge. Elle fait très bien écho à la grisaille de température ou celle d’humeur dont il est question particulièrement dans le prologue à venir. Je suis donc à peaufiner quelques illustrations qui me plaisent bien… 🙂
      Par ailleurs, je pense souvent à toi en prenant soin de mes petits séquoias géants qui sont, pour la plupart, entre mes châssis double encore pour quelques semaines… Je suis certain que l’un d’eux sera très content de déménager chez vous quelque part au printemps, si tu en as toujours envie… Tous les petits ont deux ans ou plus, alors je vais tous les transplanter, dans les semaines à venir… J’ai aussi de nouvelles pouponnières qui couvent patiemment de nouvelles graines de géants achetées à l’automne passé; j’ai bien hâte de voir les résultats avec ces nouvelles graines, car l’année passée les résultats (avec des graines de deux ou trois ans) ont été… nuls! 🙁
      J’espère que tu vas bien, malgré le confinement… J’ai bien hâte à notre prochaine rencontre… Prends bien soin de toi et à bientôt j’espère!

      • Certainement que j’ai le goût d’accueillir un autre petit séquoia lorsqu’ils seront prêts. Je vais lire avec attention ce prologue sur la grisaille et un grand intérêt pour les illustrations choisies avec soin. Pour finir…oui je vais bien dans les circonstances. J’ai un bon réseau d’amis et je ne peux que constater que Serge Fiori avait vu juste quand il nous parlait d’être « Seuls ensemble ».

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