5. Triste-heureux [3] – Le temps perdu


Triste-heureux [3] *

À peine dépassé le cap de la vingtaine,

Son Vaisseau échoua sur la terre ferme ;

Assailli par les pilleurs de la nuit,

Il répéta sans cesse les mêmes poèmes.

 

Le Vaisseau se décomposa lentement – envahi,

Sur le rivage gourmand, par son équipage, morts-vivants ;

Naufragés dans un même rêve – voilé,

Sur des flots asséchés, errants.

 

Et à sa suite, tout un cortège de navires semblables,

Depuis la nuit des temps, et jusqu’à présent ;

Délirants tour à tour sur les rives de l’Amour,

Occupés et occupants, navrés et navrants,

Bagnards du même cuirassé, percé ;

Bateau impeccable, séduisant et attirant.

 

Jusqu’au jour où la Vie, implacable,

Viens cogner à nos portes, claquantes,

Pour donner la note, la suivante :

La mort autour ou au détour,

La maladie ou le handicap maudit ;

Demi-tour senti, pour rattraper la Vie,

Pourtant elle est ici, mais nous,

Y étions-nous ?!…

 

Le Vaisseau reprend la mer,

Mais le voyage sera court ;

Heureusement, les flots bleus et l’air salin

Ravivent toujours le cœur marin,

Triste-heureux… en fin.

* Le poème réfère parfois au Vaisseau d’Or de Nelligan présentée dans la deuxième partie et accessible ici.

Le temps perdu

Depuis près de 30 ans, j’ai exploré passablement le monde, à l’extérieur comme à l’intérieur de moi. Mon désir de voir le monde vivre à la hauteur de ses possibilités demeure, immuable, et même de plus en plus fort, à mesure que ma vie s’égrène — comme elle le fait pour chacun de nous. Entendons-nous bien, je suis dans la cinquantaine et je n’ai pas de maladie incurable, mais plus on avance en âge et plus notre tour s’en vient pour la mort et très souvent, pour la maladie. Pour moi, ces réalités ne sont pas morbides, elles constituent plutôt un précieux rappel de la précarité de la vie et de l’importance de ne pas remettre indéfiniment à plus tard. C’est curieux comme on se plaît souvent à dire qu’il serait sage de vivre comme aux derniers jours de sa vie et, paradoxalement, on ne veut souvent pas y penser !…

Contemplation au Père Lachaise. Photo : Benoît Guérin, printemps 2008.

Notre façon de vivre en petits îlots séparés, dans « nos mondes », n’entraîne pas que des problèmes de précarité pour notre sécurité et notre écologie. Notre isolement est probablement aussi à la base d’autres problématiques importantes : la pauvreté d’une immense proportion de l’humanité, les souffrances reliées aux maladies dont nous avons pourtant les médicaments, etc.

En fait, les indigents sont beaucoup trop nombreux sur notre planète. Il y a longtemps que les observateurs et les penseurs du monde affirment, par exemple, que l’humanité a largement les moyens de nourrir et d’abreuver tout le monde ; et pourtant…

On dirait bien que la vie rêvasseuse des quelques centaines de millions de personnes que nous sommes engendre une réalité très pénible pour plusieurs milliards d’êtres vivants. Ainsi, nos rêvasseries constituent-elles une énorme quantité de « temps perdu » qui pourrait servir à veiller au mieux-être des moins favorisés ; et à nous ouvrir, dans la même foulée, à cette vaste perspective de vie prometteuse pour notre propre mieux-être individuel, social et écologique.

Le Vallon du temps perdu. Robert Antoine Pinchon (1886-1943).

Il ne faut pas oublier non plus qu’un très grand nombre de personnes souffrent aussi beaucoup des conséquences de ces mêmes problématiques, dans nos pays dits favorisés. Happés par nos mondes respectifs, nous avons bien peu de temps ou d’argent à accorder aux malades et aux handicapés graves souvent très esseulés dans les hôpitaux et autres centres spécialisés. Beaucoup se retrouvent aussi complètement isolés dans l’itinérance de nos rues. Ces hôpitaux et autres institutions se situant à quelques rues de chez nous ne devraient-ils pas faire au moins partie de notre petit monde ?… N’étant pas à l’abri de ces situations, qu’est-ce qui nous dit que nous ne serons pas les prochains à écoper du temps perdu à s’occuper trop exclusivement de notre petit monde ? Peut-être qu’il s’agit, une fois de plus, du cliché qui dit que « ça ne peut pas nous arriver à nous » ; et pourtant….

Le pire, c’est que si notre bonheur peut être favorisé par une plus grande ouverture au monde, il n’y a vraiment pas de temps à perdre, n’est-ce pas ?…

Les enfants du monde ; murale. Photo Paul Brennan (Pixabay).

Partie précédente                                           Partie suivante

 


6 commentaires à propos de “5. Triste-heureux [3] – Le temps perdu”

  1. Bonjour Benoit. Tes propos me rejoignent: tes préoccupations pour la vie, tes questions au regard de la mort, la fragilité de toute vie humaine, la tentation de l’isolement, l’importance de veiller sur les autres et sur notre environnement, les millions d’être humains laissés à eux-mêmes et ignorés par les personnes qui possèdent et dirigent notre monde, les malades esseulés. Quand je pense à ces questions, je me console, car j’ai peu de pouvoir pour faire changer un ensemble de personnes, nos dirigeants et notre société. Par ailleurs, j’ai le pouvoir de changer mon regard sur le monde en m’ouvrant sur les diverses réalités qui le constituent. Je peux intervenir là où j’ai les pieds pour contribuer, à ma juste mesure, à construire un monde plus beau, plus égalitaire et plus respectueux des différences et de l’environnement. C’est que j’essaie de faire avec Pierrette avec l’AREQ du secteur Rivière-du-Nord. C’est ce que j’essayais de faire avant la pandémie en visitant quelques hommes esseulés dans la résidence Le Voilier. Je crois profondément que chaque personne a un apport unique à découvrir et à partager avec notre monde pour le rendre meilleur. Au plaisir !

    • Salut François,
      Merci pour ton commentaire. Je reconnais, encore une fois, cet homme exceptionnel que tu es : un mélange unique et précieux d’engagement et d’implication pour aider les moins favorisé(e)s, d’ouverture aux autres et de curiosité envers l’inconnu; le tout mijotant dans une sauce de bonté qui ne se dément jamais! 🙂
      Bref, mon ami, toujours un plaisir de te lire et j’ai bien hâte de te revoir éventuellement pour échanger plus longuement…
      Salutations à Pierrette. Prenez bien soin de vous…
      Au plaisir!

  2. Cher Benoit. Ce chapitre me touche particulièrement tout comme le choix des images. Je me permets d’en choisir une pour la page couverture de mon FB. Ton poème me fait chavirer le cœur avec le vaisseau… si bien dit….Cette grande sensibilité dont j’ai hérité et qui souvent m’accable m’oblige à rapetisser le jardin de mes préoccupations en améliorant la vie de mon milieu par petits gestes dans ces petits îlots que je fréquente. Quoiqu’actuellement je ne fréquente plus grand monde… L’intensIté de tes textes me fait vibrer au plus haut niveau et pour cela, je dois te remercier encore…

    • Bonjour Francine,
      Ton commentaire me touche beaucoup !…
      Travailler à ce blogue me satisfait déjà passablement. Je découvre tout plein de choses en élaborant chaque article et je m’émeus régulièrement devant ce qui apparaît devant moi…
      J’aime aussi savoir que plusieurs personnes, dont certaines d’autres pays, viennent régulièrement voir mes publications…
      Mais, lire ici l’expression de ton sentiment livrée en toute candeur et si généreusement… ça me nourrit particulièrement, énormément ! Merci ! 🙂
      J’ai souvent remarqué sur FB à quel point tes élans de générosité sont nombreux et diversifiés… Soit bien certaine qu’ils font beaucoup de bien autour de toi… Et je suis bien chanceux de compter parmi les bénéficiaires de ta bonté ! 🙂
      Au plaisir et à bientôt j’espère ! xoox

  3. J’AIME. TOUT.
    Ton poème, où je me retrouve. Tes images, qui s’ouvrent sur la beauté du monde et du cœur. Tes réflexions, qui s’attaquent sans inutile hargne aux trop grandes injustices de notre monde.

    • Bonjour Nicole !
      J’apprécie beaucoup ton commentaire… l’impression de connivence entre mon monde et le tien, entre mes mots et ceux que tu utilises… tout cela est bien bon !… 🙂
      Je reconnais aussi ta plume agile et aguerrie dans les deux mots d’introduction à ton message. En écho à ceux-ci et en reflet exact de mon sentiment, je te dis : MERCI. BEAUCOUP.
      J’espère que Bob et toi allez bien… que la santé est bonne… et que le moral tient le coup, malgré le contexte virtuel de confinement…
      Au plaisir ! Et à très bientôt j’espère…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*