32. Les trois ciels de la solidarité


Après deux reports de date de rendez-vous, je vais enfin retrouver Béatrice pour travailler un peu sur son projet. L’automne est chargé et notre dernière rencontre d’été, où Réal était des nôtres, a été plutôt légère.

Nous avons rendez-vous dans un grand café, près de chez nous. Il fait encore un peu soleil en cette fin d’après-midi du début novembre et j’ai pris une longue marche dans le quartier avant de me rendre au café. Attablé depuis une quinzaine de minutes près d’une fenêtre ensoleillée, je respire un bon coup en regardant passer les gens et virevolter les feuilles… Béatrice arrive et me salue cordialement. Toujours aussi souriante, mais peut-être un peu moins pétillante ? À moins que ne projette ma fatigue à moi en la regardant ! Qui sait…

Chose certaine, je suis content de la retrouver. Au cœur de cet automne chargé, la rencontre s’apparente à un passage dans une oasis. On se connait depuis peu, mais une douce familiarité est déjà installée.

Ça sent la fin de la semaine et la pause, bien méritée. On échange sur les péripéties de nos vies respectives depuis quelque mois : les vacances, le retour au boulot, les nouveautés, etc. Béatrice s’est commandé un grand latté, bien corsé, et quelque chose à grignoter. Moi, je sirote doucement le mien…

Elle me raconte avoir récemment rencontré Réal, afin de lui faire un topo de la situation du projet. Elle est très contente : il a décidé d’embarquer à bord de la chaloupe qui glisse graduellement vers la mise en place de son émission multiplateforme ! Évidemment, il fera cela à son rythme, un mandat à la fois. Je suis ravi de cette nouvelle. Ce sera bénéfique au projet et tout autant pour Réal, pour qui cette implication peut être une réelle source de satisfaction personnelle.

Lentement, comme lors d’une balade en forêt où l’on prend le temps de percevoir le paysage et ses particularités, les odeurs et l’écho du sous-bois, notre sujet de rencontre principal fait surface : « As-tu quelques nouvelles notes dans ton cahier concernant le projet d’émission ? » me demande Béatrice, avec un petit sourire en coin.

Un premier ciel de la solidarité

« Pas vraiment besoin de regarder dans mon cahier, que je lui réponds en souriant, j’ai une idée principale dont j’aimerais te parler. J’enchaine : au fil de mes dernières réflexions et discussions avec des amis, une idée s’impose de plus en plus, au côté d’une autre dont tu m’as déjà parlé. Tu avais évoqué un genre de seuil maximal de richesse accumulée, en particulier pour les femmes ou les hommes d’affaires [réf. chapitre 5]. »

Premier ciel. Photo : Benoît Guérin, 2018.

« Oui, oui, m’interrompt Béatrice, tu parles de cette richesse maximale autour de 30 millions de dollars, pour monsieur ou madame tout le monde, ou de 50 millions de dollars, pour les personnes visant aussi à démarrer une entreprise ? »

De la richesse au revenu maximum : un deuxième ciel solidaire

« C’est en plein ça ! Tu vois, il me semble maintenant qu’un tel seuil maximal n’est peut-être pas suffisant à ce que la grande majorité des gens se sente interpellée. La plupart des personnes qui m’entourent ne visent nullement à posséder une telle richesse. Certains voyageraient certes plus souvent ou aimeraient bien avoir un chalet à la campagne, d’autres rêvent d’un spa, d’une piscine chauffée ou encore de sorties plus fréquentes pour voir des spectacles et aller au restaurant, mais… à peu près personne ne rêve vraiment d’accumuler des millions de dollars. Pour eux, le défi serait plutôt d’accepter une certaine limite de revenu annuel. Et je crois que si nous voulons édifier une humanité unifiée et solidaire, il faut envisager la richesse non seulement en ce qui concerne un avoir maximum, mais aussi à propos du revenu annuel. Un revenu au-delà duquel il serait difficile, voire même impossible, de bien rémunérer chacun – en toute solidarité. »

« O… K !, me dit alors Béatrice, c’est pertinent. Tu as une idée d’un montant maximal de revenu, je suppose ? »

« Bien sûr, certains montants (indexables avec le temps) me sont venus à l’idée, lui dis-je, comme 100 000 dollars par année, au gros maximum. Mais ce n’est vraiment pas là l’idée fondamentale. Que l’on parle d’un maximum de revenu à 50, 100 ou 150 000 dollars, l’idée est surtout que tous se sentiraient concernés. Et si les discussions tournaient, par exemple, autour d’un salaire annuel de 80 000 dollars pour un individu, eh bien, on pourrait se demander comment se diriger collectivement et personnellement dans cette direction : éducation, imposition, taxation, dons, etc. Certaines mesures pourraient amener les sociétés, ou même l’humanité unifiée éventuelle, vers des façons de faire plus équitables. Et, pendant qu’on cheminerait ainsi comme collectivité, certains citoyens qui gagnent au-delà d’un tel niveau maximal auraient peut-être l’audace de redistribuer eux-mêmes la portion excédentaire de leurs revenus, par des dons mensuels à des organismes aidant les plus démunis ou travaillant à préserver un environnement sain. »

Deuxième ciel. Photo : Benoît Guérin, 2018.

« Il y aurait effectivement là tout un chantier à développer ! », commente Béatrice, un peu songeuse, comme si elle voyait, un peu plus loin, tout ce que cela représenterait comme travail…

J’enchaine avec enthousiasme : « Les ressources, et les richesses ou revenus auxquels elles sont associées ne sont pas infinis. Il faut se donner la peine d’estimer un revenu au-delà duquel la solidarité peut bien devenir tout aussi impalpable que les nuages, qu’il ne vaut guère la peine de pelleter, n’est-ce pas ? Je crois toutefois que l’on peut viser des niveaux maximums sans chercher à les atteindre instantanément. Les changements persistants ont souvent lieu graduellement et de bon gré ! Je sais que les montants associés à de tels niveaux maximums devraient être envisagés par pays ou par région et non globalement, les situations pouvant varier énormément d’un endroit à l’autre, selon le coût de la vie. »

Du revenu minimum garanti et d’un troisième ciel envisageable

« Attends un peu, reprend Béatrice, il me semble que si on pousse l’idée encore un peu plus loin [ou si on descend un peu plus profondément dans le terrier du lapin, dirait peut-être Alice ! 😊 ], on aboutit dans les réflexions concernant le salaire minimum ou le revenu minimum garanti. Et là… les montants sont en général encore plus petits que ceux que tu évoquais concernant la majorité des travailleurs, ils tournent plutôt entre 15 et 30 000 dollars, non ? »

Troisième ciel. Photo : Benoît Guérin, 2018.

« Ouais !… Tu as parfaitement raison. On dirait qu’il y a là un troisième palier fondamental de richesse. En fait, il s’agirait du niveau minimal de revenu alors que l’autre dont je te parlais tantôt, qui varierait entre 50 et 150 000 dollars, serait le niveau maximal. Quant au 30 à 50 millions de dollars que tu avais évoqué initialement, il s’agit plutôt de l’avoir accumulé, et non de revenus, n’est-ce pas ? »

« Tout à fait, répond-elle, mais tu avoueras que ça fait quand même trois plateaux de richesse auxquels réfléchir et… qu’il faut probablement intégrer dans une démarche progressive d’établissement de la solidarité… »

La solidarité est notre meilleure arme. Photo : Benoît Guérin, 2017.

Je poursuis  : « Ma réflexion est loin d’être achevée. Y a-t-il vraiment deux niveaux de revenus à envisager, ou s’agit-il plutôt d’un travail de conciliation qui resterait à faire, afin d’obtenir un seul niveau de revenu qui pourrait constituer un point de mire pour tout le monde ?…. Et le plafond d’avoir maximum de 30 à 50 millions, comment l’appliquer aux très grandes richesses actuelles ? Tout cela n’a pas fini de me trotter dans la tête ! »

Allégorie des valeurs après la Révolution française. Peintre inconnu, vers 1800.

« Moi aussi mon cher ! poursuit Béatrice. Je vais me donner un peu de temps pour en discuter avec d’autres personnes, afin de faire le tour de la question avant d’aménager à l’intérieur du projet d’émission. Mais je ne doute pas qu’il faut inclure ces points de vue dans le projet, qui pourrait paver la route menant à une humanité unifiée solidaire et écologique ! », conclut-elle, avec un sourire de satisfaction.

Nous retrouvons alors, graduellement, le café où nous sommes, après ce qui semble un détour de projections spatiales dans une capsule Apollo : « Houston, nous revenons sur Terre ! » 😊

Les odeurs et le son des voix autour de nous reprennent leur place. Quant au soleil, il est presque disparu, à l’horizon. Il a profité de l’intensité de nos échanges pour se coucher doucement, incognito. Ça sent bon le café et nous apprécions simplement cet instant. C’est curieux comme on peut parfois rentrer du pays des merveilles et avoir l’impression d’y être encore !… 😊

Alice au pays des merveilles. Illustration Dawn Hudson.

Nous convenons de nous recontacter pour le prochain rendez-vous. Sur le trottoir, au clair de lune, nous nous quittons, simplement : « Prends bien soin de toi, et à bientôt » que je lui dis. « Toi aussi mon cher ! » me répond-elle, en s’éloignant doucement…

Au clair de la lune. Photo : Benoît Guérin, 2019.

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4 commentaires à propos de “32. Les trois ciels de la solidarité”

  1. Votre projet d’émission vous tient toujours à cœur et vous permet de poursuivre votre réflexion au regard d’une éventuelle limite de revenu annuel ou d’un revenu minimum garanti. Bonne poursuite de réflexion !
    Pour ma part, un projet de conférence sur les valeurs que je souhaite partager me préoccupe beaucoup depuis quelques jours, car je dois prononcer une conférence interactive intitulée Comment partager nos valeurs le mardi 19 novembre 2019 pour honorer la Journée internationale de l’Homme en accord avec le comité régional des Hommes de la région Laval, Laurentides, Lanaudière. Pierrette m’a aidé récemment à trouver des images pertinentes pour bonifier le diaporama que je projetterai en guise de support à ma conférence. J’appréhende un peu la réaction des mes collègues, issus pour la plupart du monde de l’éducation. Je demeure serein malgré tout, car les hommes et les femmes intéressés s’y inscrivent librement. Au plaisir !

    • Salut François,
      Merci pour les bons mots! 🙂
      Je suis intrigué pour cette conférence que tu dois donné. J’espère que nous aurons l’occasion d’échanger à ce propos… J’espère aussi que tu trouveras l’inspiration nécessaire à peaufiner ta présentation de façon satisfaisante pour toi…
      Quant aux résultats, je n’ai guère de soucis à ce propos, car je connais tes talents de présentateurs et comme ils seront doublés d’inscriptions volontaires, il me semble que la pâte devrait lever allègrement! 🙂 Tel est mon souhait, à tout le moins.
      Au plaisir!

  2. Bonsoir Benoit,
    La conférence s’est très bien déroulée avec plus de quarante personnes présentes dont une dizaine de femmes. J’ai réussi à aménager ma présentation pour que les personnes présentes puissent échanger en petits groupes. Les échanges étaient suivis d’une remontée succincte en grand groupe. Ce fut une méthode gagnante si je me fie aux feuilles d’évaluation complétées et remises au terme de l’activité. Je suis très content de ma journée.
    Au plaisir !

    • Salut François,
      Je suis bien heureux d’apprendre que ta conférence se soit aussi bien déroulée et que tu es très satisfait de ton expérience.
      Je suis bien content pour toi, mon ami, et j’ai bien hâte d’échanger avec toi sur ces différents engagements et projets qui nous habitent!…
      Au plaisir! 🙂

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