41. Richesse : déboulonner quelques mythes


Gabriel fait son entrée au café pratiquement à l’heure précise de notre rendez-vous. Béatrice et moi sommes en plein intermède de conversation, contemplatifs. Le soleil brille et illumine de façon éclatante le paysage enneigé sur la rue et dans les allées à l’intérieur du café. Gabriel se faufile entre les rayons de soleil et aboutit près de notre table. Je m’empresse de me lever : « Gabriel, je te présente Béatrice, et vice versa, bien sûr ! 😊 »

Éclat du jour. Photo : Benoît Guérin, 2018.

On prend place en échangeant et en renouvelant les commandes de cafés et grignotines. Gabriel et Béatrice se connaissaient un peu à travers les présentations sommaires que j’avais faites auparavant, mais nous prenons tout de même le temps d’échanger au sujet des occupations et intérêts respectifs. Puis, nous spécifions l’objet de notre rencontre, comme si on pointait vers le terrier du lapin, de l’autre côté du buisson. Et l’on s’y engouffre lentement…

La traversée du miroir. Illustration John Tenniel.

Gabriel mentionne son intérêt pour le projet de La fin des milliardaires et discute avec Béatrice des délais prévus avant l’éventuelle activation du projet. Évidemment, les nombreux aspects difficilement prévisibles liés à l’organisation et à la mise en œuvre du projet ressortent. Béatrice résume ainsi la situation : « Il reste encore pas mal de fils à attacher et c’est bien difficile de prévoir le moment où l’émission pourra démarrer… »

Gabriel enchaine en questionnant Béatrice : « Est-ce qu’il y a des projets semblables qui mijotent actuellement dans d’autres pays ? »

« Oui, oui, répond Béatrice, au moins 4 ou 5 projets très semblables sont en gestation dans d’autres pays. Nous suivons et collaborons autant que faire se peut avec ces autres équipes, mais évidemment chaque projet développe les couleurs ou les angles d’approche qui lui sont propres. »

« Si je comprends bien, ils travaillent sur des sujets semblables, mais il peut s’agir de projets pas mal différents ? » interroge Gabriel.

« Pas si différents que ça tout de même, répond Béatrice. En général, ils s’alignent d’ailleurs pour porter le même titre ou un titre très semblable. Alors, tu vois, il s’agit vraiment de projets avec les mêmes angles fondamentaux. La même façon de viser, en priorité, la fin des milliardaires et, plus positivement, la mise en place graduelle d’une humanité unifiée, solidaire et écologique, comme tu le sais aussi probablement… »

Être très riche parce qu’on a travaillé pour ?

Je profite d’une courte pause pour m’insérer dans la discussion : « Justement, j’ai noté quelques idées au sujet des écarts de revenus ou de richesse. Certains des arguments principaux invoqués pour justifier les revenus ou les avoirs démesurés ne tiennent pas longtemps la route lorsqu’on les examine un peu plus. Il vaudrait donc peut-être la peine de les présenter régulièrement, de différentes façons bien sûr, afin de donner aux gens le temps de bien les digérer ou de les assimiler. Par exemple, il est souvent stipulé que les gens amassant de grandes fortunes “ont travaillé pour leur argent”. Euhhhh, et pas les autres ?… Tous ces “autres” qui gagnent mal ou même moyennement leur vie, n’ont-ils pas, en général — et de toute évidence — travaillé bien autant ?… D’autres un peu plus et d’autres un peu moins, mais en quoi ces écarts éventuels peuvent-ils justifier les gouffres de différences de revenus ou de richesse accumulée ?… ☹ »

Travailleurs de la mer. Édouard Manet, 1873.

« Tu as bien raison, enchaine Béatrice, nous en sommes à des écarts honteux entre les salariés de la plupart des entreprises. Comment peut-on verser des salaires aux dirigeants si élevés qu’aux premiers jours d’une année, certains ont déjà gagné le salaire annuel moyen des autres travailleurs ? Ça me fait penser aux Scandinaves, que j’ai visités récemment. Les gens là-bas appréciaient généralement que les richesses soient plus également réparties. C’est donc souvent mal vu d’afficher de grandes richesses comme des automobiles, des demeures ou des bijoux de luxe. Ici, c’est plutôt la course aux objets de luxe ! Il faudra vraiment explorer comment donner naissance à une société moins inégalitaire… »

Murale au Parc Compagnon de Saint-Laurent. Marc Gauthier, 2017.

Consommation d’objets et bourbier écologique

Gabriel intervient : « Je ne sais pas si cela a rapport, mais il ne faut pas oublier que toute cette consommation d’objets, qu’ils soient de luxe ou non, est en train de nous enfoncer dans un bourbier écologique : dérèglements climatiques, disparition accélérée des espèces et toutes sortes d’autres pollutions et effets destructeurs ! »

La vanité de la vie humaine. Jan Brueghel II, 1631.

« Cela a tout à fait rapport, lui dit Béatrice, je te rappelle que l’objectif principal du projet est double. On veut établir une nation solidaire, bien sûr, mais cela ne peut se faire sans prendre soin de notre environnement. On prévoit donc tout autant présenter le fonctionnement et la beauté de la nature que les façons de vivre qui la détériorent trop et nous mettent aussi en danger : surconsommation d’objets, surutilisation des énergies fossiles, et autres comportements nocifs. »

Beauté naturelle. Photo : Benoît Guérin, 2017.
Cathédrale de la consommation. Demeure du chaos, France. Photo : Thierry Erdhman.

Jobs de fou et grande richesse

Profitant d’une autre petite accalmie dans la discussion, je m’immisce avec un autre élément souvent invoqué pour justifier les écarts de richesse : « Un argument connexe au précédent est que les revenus disproportionnés sont gagnés en travaillant dans des “jobs de fous !”. Des emplois où l’on fait un nombre d’heures bien au-dessus de la moyenne, où il faut couramment être disponible plus qu’à temps plein et où, souvent, la pression est énorme. Mais… si les conditions de travail sont aussi nocives, ne vaudrait-il pas mieux les améliorer et non surpayer quelqu’un pour s’y soumettre ?… En tout cas, à créer des jobs de fous pour des chefs d’entreprise, de gouvernements ou autres, il ne faut pas s’étonner de voir ces personnes faire… des folies, n’est-ce pas ? On monte certaines positions tellement haut dans les échelles hiérarchiques et salariales qu’il ne faut pas se surprendre si les personnes sont ensuite déconnectées de la réalité ! Déconnectées des autres personnes comme de l’écologie, aussi en jeu à travers leurs entreprises. ☹ »

Le Fou qui vend la Sagesse. Les fables de La Fontaine, illustration Gustave Doré, 1678.

« Bien d’accord, dit Gabriel, on devrait augmenter la collaboration dans les entreprises, au lieu de donner des responsabilités et un pouvoir trop grands à quelques personnes tout en haut de la pyramide. Cette façon d’isoler les décideurs dans des bulles de pouvoir permet probablement de faire de plus grands profits, mais… à quel prix ? Souvent au prix de familles mises à la rue lors de la délocalisation des entreprises dans des endroits où l’on exploite plus facilement les travailleurs et les ressources naturelles, par exemple ! En tout cas, j’ai l’impression qu’il n’y a pas grand monde qui appuierait ces façons de faire, s’ils en savaient plus précisément les conséquences. »

« Je ne crois pas non plus, s’empresse de dire Béatrice, en reprenant une gorgée de café, et nous veillerons à bien mettre cette considération en évidence dans nos présentations. »

Grandes fortunes : longues études et absence de sécurité sociale

J’en profite pour enchainer : « Pour compléter ma liste d’arguments incongrus souvent allégués pour justifier les richesses et revenus très élevés, il me reste deux éléments aux racines semblables : les gens ont fait de longues études ou ils n’ont pas droit à l’assurance-chômage. Les haut placés dans les entreprises ont souvent fait de longues études et plusieurs estiment que cela justifie un haut revenu. On argumente alors que les études coûtent cher et qu’il s’agit de longues années de labeur que les autres n’ont pas fait. D’abord, pour bien des gens, les années d’études comptent parmi les plus agréables de leur vie… c’est mon cas ! 😊 Ensuite, si le coût des études sert à justifier des revenus faramineux, une vie durant, il serait beaucoup plus économique de le diminuer, voire même de rendre les études gratuites ! Beaucoup de ces hauts salariés gagnent en effet bien plus que le coût total de leurs études, et ce dès les premières années sur le marché du travail !

Radclife Camera, annexe de la bibliothèque Bodléienne de l’Université d’Oxford. Photo : Benoît Guérin, 2019.

Quant aux entrepreneurs et aux travailleurs autonomes qui n’ont pas droit à une assurance-chômage et qui justifient ainsi de colossales accumulations de richesses, il serait bien temps d’élargir la notion de chômage pour les y inclure. Après tout, ils travaillent autant que les autres ! »

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2 commentaires à propos de “41. Richesse : déboulonner quelques mythes”

  1. Bonjour Benoit. Il fait un peu froid en Floride avec 50 degrés F de matin. Il fera trop froid pour aller à la plage cet après-midi. On fera d’autres activités aussi intéressantes.
    Je partage ton questionnement au regard des mythes entourant les personnes fortunées. Pour ma part, ce sont davantage les attitudes de certaines personnes parvenues qui m’irritent. Alors que les personnes qui ont hérité d’une fortune dès leur naissance entretiennent habituellement des rapports corrects avec leur concitoyens, certaines des personnes que j’ai connues et qui avaient acquis leur fortune de leur vivant se montraient arrogantes à l’endroit de leur concitoyens. Ces personnes que je qualifierais de parvenues nous incitaient à faire comme eux si nous voulions devenir riches. Comme si la chance n’avait aucunement contribué à ce qu’ils deviennent riches.
    Selon moi, ce sont les attitudes au regard des richesses qui font toute la différence. Il s’agit de se sentir libre au regard des biens que nous possédons et de pouvoir les partager avec les autres.
    Au plaisir ! François

    • Salut François!
      Ici aussi c’est un peu froid : moins 16 Celsius ou 3 degré Fahrenheit! 🙂 Je rentre de pelleter un bon pied de neige. C’est un peu éreintant, mais c’est très beau ces bancs de neige démesurés! 🙂
      Concernant l’arrogance, je pense que c’est en effet très fréquent pour les personnes qui réussissent dans ce qu’ils entreprennent de surestimer leur valeur ou leur importance dans l’équation de leur succès. Lorsque j’étais jeune adulte, j’ai moi-même largement surestimer ma valeur lors de certains succès; heureusement que quelques échecs monumentaux m’ont aider à mieux comprendre mes limites et l’importance de ce qui m’entoure. Ces épreuves ce sont révélées être de précieuses opportunités pour me découvrir, me rapprocher du monde et développer un peu d’humilité ou… de réalisme! 🙂
      Quant aux gens qui héritent de grandes fortunes ou des affaires des autres, je suppose qu’ils ont tout de même le beau jeu, en général; quoi qu’il doit être difficile de ne pas s’endormir dans un tel contexte…. Ils n’ont pas à pousser très fort pour atteindre une aisance certaine et ils ont peut-être moins de chance de donner alors dans des croyances comme « quand tu veux, tu peux! » Je crois que leur défi, se situe plutôt dans la redistribution aux personnes moins favorisées d’une large part de fortune… Si l’impôt ne fait pas le travail de redistribution, ils peuvent le faire directement à travers des organismes d’aide sociaux ou environnementaux. Ils pourraient garder une part raisonnable de revenus sur leur fortune et distribuer complètement le reste comme cela devrait se passer dans toute société bien consciente de l’égale importance de tous les êtres vivants… …
      Au plaisir!

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