36. L’intimidation, le temps des Fêtes, l’amour et le relâchement


Ce matin, j’étais au centre de prélèvements pour une prise de sang. L’infirmière était souriante et assurée et nous avons brièvement échangé autour des ressemblances entre son métier et celui que j’exerçais comme enseignant. Elle se souvenait avoir déjà discuté avec moi de nos professions respectives, en particulier que nous avions tous deux exercé d’autres métiers avant de travailler en santé ou en éducation et que cela nous avait menés à apprécier grandement nos conditions de travail, malgré les difficultés notoires. Ce fut un moment de complicité impromptu et fort agréable ! 😊

En sortant de la clinique, un souvenir s’est démarqué clairement dans ma mémoire d’enseignant, lié aussi à mes préoccupations d’être humain : le fléau de l’intimidation. Si j’avais à fixer une seule priorité pour améliorer le système d’éducation, ce serait la lutte à l’intimidation. Et je n’irais pas timidement avec ce problème, convaincu que viser à éliminer l’intimidation c’est aussi contribuer à bâtir un monde solidaire. Dans la foulée, je suggérerais aussi une seconde priorité, celle d’une sensibilisation approfondie à l’écologie. Pas d’humanité solidaire sur une planète délétère !

Le Maître d’école endormi. Joseph Beaume, 1831.

Prendre l’intimidation à bras-le-corps 

Il y a plusieurs années, j’utilisais un excellent reportage qui parlait des ravages de l’intimidation : détresses psychologiques majeures, échecs scolaires, suicides, etc. Ce documentaire présentait aussi des écoles où des solutions colossales étaient mises en œuvre. Des organisations où l’on priorisait l’établissement d’un milieu de vie paisible et respectueux, libre d’intimidation, dès l’entrée au primaire. On prenait le temps, dès le début de chaque année scolaire, de bien expliquer aux élèves cette priorité et les mécanismes mis en place pour contrer l’intimidation, dont l’observation minutieuse des comportements par caméra. On prévenait, autant que faire se peut, ces comportements dévastateurs, mais on s’assurait aussi de les faire cesser, s’ils avaient lieu. Les intervenants et enseignants étaient formés pour détecter de tels comportements et pour intervenir efficacement. Qui plus est, des collaborations étaient établies avec des organismes communautaires s’occupant de travailler avec des jeunes aux prises avec des problématiques d’intimidés ou d’intimidateur.

Évidemment, pour arriver à de tels résultats, des choix doivent être faits : déplacer des budgets prévus ailleurs et des temps d’enseignement liés à des matières scolaires, par exemple. Mais à quoi sert de courir pour créer un monde aux mille spécialités performantes, si cela se fait au détriment de la complicité fondamentale avec nos congénères ?… Et à quoi sert de courir, dans un climat où tant de jeunes ont peine à s’investir dans leur éducation, concentrés qu’ils sont à établir des stratégies de survie à l’intimidation ? Mieux vaut, dans ce contexte, « partir à point », comme dit la fable, que de courir avec un acharnement erratique !…

Les fables de La Fontaine. Illustration de Grandville (1803-1847).

On peut mettre en place de tels milieux scolaires sans pour autant sacrifier l’essentiel des formations actuelles. En général, on sous-estime aussi les coûts liés aux problèmes de santé mentale et aux difficultés scolaires de la multitude d’élèves victimes d’intimidation. Une bonne partie du décrochage scolaire actuel plante probablement aussi ses racines dans ce bitume hermétique de nos écoles où les personnes sont parfois envisagées comme des machines à apprendre ; insensibles à leur nature humaine comme à la nature qui s’anime dans les champs et dans les forêts, autour… Si l’amour et la nature sont au cœur des préoccupations du monde, ne devraient-ils pas aussi être au cœur de nos écoles ?… 😊

[…] Je n’avais pas les moyens de l’apprendre, dit la Fausse Tortue avec un soupir. Je ne suivais que les cours ordinaires.
— C’est-à-dire ? demanda Alice.
— Rire et aigrir, bien sûr, pour commencer, répondit la Fausse Tortue, puis les différentes branches de l’Arithmétique : l’Addiction, la Distraction, la Mochification et la Dérision. […]

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles (Paris : Édition Générale Française, 2009), page 133. Édition et traduction de Laurent Bury. Illustration Sir John Tenniel.

L’hiver est bien en place. Les températures oscillent entre froides et glaciales. La neige a élu résidence sur les parterres et dans les parcs. Ce fin manteau blanc persiste autour des pavés gris, souillés de neige brunâtre, comme pour réchauffer un peu le cœur des passants qui observent au-delà de leur téléphone…

Manteau blanc. Photo : Benoît Guérin, 2018.

Le temps des Fêtes et ses paradoxes

Chez nous, la neige est l’apparat le plus prisé, pour le temps des Fêtes à tout le moins ; ensuite, ça dépend des goûts… Depuis une bonne semaine, l’approche des festivités est bien en place : musiques de Noël un peu partout, préparation des rencontres et des repas des Fêtes, achats et emballage des cadeaux, abondance de guignolées en faveur des plus démunis, etc.

Pour plusieurs, il s’agit d’une période de réjouissances fort appréciée. Évidemment, comme pour toutes les grandes fêtes, certains trouvent plutôt cette période pénible. Pour ma part, j’aime bien ce temps de l’année où les vibrations me semblent plus joyeuses. Lorsque j’étais adolescent et jeune adulte toutefois, je n’aimais pas tellement cette période : je trouvais cela trop conventionnel. En vieillissant, j’ai heureusement fini par tracer mon propre chemin quelque part à travers le moule suggéré. La plupart des gens ont des congés de travail plus nombreux qu’à l’habitude et cela favorise les rencontres avec nos proches et les activités de loisirs, trop souvent mises de côté dans la course effrénée du quotidien…

Alice au pays des merveilles. Illustration John Tenniel.

L’amour au temps des Fêtes

Ces jours-ci, on dirait que tous mes grands projets se sont assoupis. Les froids intenses règnent. On passe notre temps emmitouflés ou un peu ankylosés dans l’air surchauffé de nos intérieurs… Peut-être que mes grandes idées se sont aussi recroquevillées, quelque part sous les couvertures… Elles sont bien là encore, je les sens, mais… elles sont sans mots, pour le moment.

En cette période de l’année, c’est plutôt l’amour — et les démarches associées (!) — qui prend toute la place. L’amour de mes proches, pour lesquels ma blonde et moi préparons toutes sortes d’attentions : cartes de souhaits fignolées et envoyées, petits cadeaux recherchés et emballés, décoration de la maison et préparation de la musique pour recevoir l’une des familles — et pour nous faire plaisir aussi ! 😊 —, planification des achats de la bouffe des Fêtes, etc. Comme les journées semblent très courtes avec l’ensoleillement raréfié, elles sont vite remplies. Les soirées se passent sous le sceau de la noirceur et, ces jours-ci, de la froidure. Dans ce contexte, la couverture et le canapé forment un pôle d’attraction irrésistible où les jours disparaissent encore plus vite…

Pavillon un soir d’hiver. Henri Duhem, fin 19e siècle.

Ces temps-ci, c’est aussi pour moi l’occasion de dorloter ma conjointe d’amour. C’est son anniversaire en décembre et j’essaie d’aménager pour elle un peu plus de douceur, en cette période… Je cherche aussi à faire un peu plus cela au quotidien, depuis ma retraite de l’enseignement. Je ne vous l’ai pas précisé encore, mais si ce n’avait été de son aide, je n’aurais probablement pas été capable d’assumer le coût entier d’une grande baisse de tâche en retraite progressive, et j’aurais probablement dû me rediriger vers d’autres domaines pour gagner ma vie…

À ce propos, mon amoureuse et moi avons écouté ensemble, il y a quelques années, une chronique qui parlait de la façon qu’ont beaucoup de couples (surtout ceux sans enfants) de séparer les dépenses moitié-moitié, peu importe les différences de revenus. La chroniqueuse soulevait alors le point de vue qu’une telle façon de procéder était pourtant très discutable : il pourrait être, tout au moins, aussi juste ou pertinent de séparer les dépenses en tenant compte de la capacité de payer ou du revenu de chacun. Curieusement, cette idée pourtant assez évidente nous était alors apparue comme une perspective assez nouvelle et une avenue de réflexion…

Pour revenir à l’amour, lorsque ma blonde me dit — régulièrement (!) — qu’elle est très amoureuse de moi ou qu’elle m’aime tellement, et ce après plus de douze années de grand bonheur de vie commune (😊), eh bien… je fonds… Ses yeux brillent alors comme des étoiles et je flotte soudain dans l’espace, subjugué et apaisé… Mon cœur déborde de sa présence chaleureuse et rayonnante. Alors, j’essaie de rediriger aussi un peu de ce flot d’amour débordant vers ma dulcinée qui en est la source…

Murale en Italie. Photo Stefano Ferrario.

Relâchement de la discipline et confiantes perspectives

Ces temps-ci, je relâche ma discipline santé. Vous savez, ce que j’essaie d’intensifier lors de mes retraites : méditation, yoga, étude du fonctionnement de l’esprit et exercices réguliers. Pourtant, il y a bien peu de temps qui s’est écoulé depuis ma dernière retraite.

C’est facile de débouler dans des journées où seules les distractions (écouter des séries, lire des romans, etc.) accompagnent le traintrain quotidien. Heureusement, c’est un peu moins aisé lorsque les journées se vivent dans le sillon d’une réflexion et d’un travail antérieur. Le spectre de ce qui a été semé émerge régulièrement dans mon esprit comme un rappel de la voie à reprendre pour continuer d’améliorer mon contentement et ma capacité d’aider le monde moins favorisé…

Qui plus est, je connais les histoires de plusieurs personnes qui se donnent à fond pour aider les plus démunis ou préserver un environnement sain. Des gens qui semblent avoir bien peu de distractions et parfois, pas du tout. Ils rayonnent pourtant de bonheur en alternant simplement entre deux activités : aider le monde et améliorer leur capacité pour le faire. Ils ont probablement leurs instants d’errance, mais ils constituent pour moi des modèles d’engagement et de dépassement qui me stimulent.

Je sais que mon quotidien comporte quand même beaucoup de moments d’appréciation et certains gestes aidants, mais je sais aussi que je peux faire mieux. Par exemple, améliorer ma capacité d’accueillir les imprévus. Vous savez, les affaires qui nous dérangent !… Je grimpe parfois dans de courtes colères subites ou j’obsède avec un élément qui me contrarie, désarçonné par la réalité, happé par l’illusion que tout se déroulerait comme prévu, à mon goût, sans trop de problèmes. Fermé, momentanément, à ce qui se présente.

Il me reste du travail à accomplir, toutefois beaucoup d’enseignements convergent pour dire que le travail s’accomplit mieux dans la gentillesse et la curiosité, envers soi-même comme envers le monde…. 😊

 […] – Allez, raconte-nous un peu tes aventures à toi, ajouta le Griffon.
 — Je pourrais vous conter mes aventures, en commençant par ce matin, dit Alice un peu timidement, mais ce n’est pas la peine de remonter à hier, car j’étais quelqu’un d’autre alors.
 — Explique-nous cela, ordonna la Fausse Tortue.
 — Non, non ! Les aventures en premier, protesta le Griffon avec impatience. Les explications, ça prend toujours un temps bête ! […]

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles (Paris : Édition Générale Française, 2009), page 140. Édition et traduction de Laurent Bury. Illustration Sir John Tenniel.

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5 commentaires à propos de “36. L’intimidation, le temps des Fêtes, l’amour et le relâchement”

  1. Bonsoir Benoit. Je partage ton point de vue sur les désastres que peut provoquer l’intimidation sous ses diverses formes, la plus récente étant l’intimidation sur internet à travers les médias sociaux. Lors d’une conférence sur les valeurs animée le 19 novembre 2019, je me rappelle avoir toujours prôner l’égalité et la justice entre les personnes depuis mon plus jeune âge, notamment pendant mes années comme pensionnaire au Séminaire Saint-Georges de Beauce. Comme j’étais plus grand et plus fort que la plupart des jeunes de mon âge, je me rappelle que mes collègues les plus vulnérables à l’intimidation venaient se coller sur moi pour ne plus être embêtés. Mon regard suffisait pour que les intimidateurs les laissent tranquilles en ma présence. C’était ma manière à moi de contrer l’intimidation au pensionnat. Pendant les années qui ont suivi jusqu’à aujourd’hui, je suis demeuré sensible à toute forme d’intimidation que j’essaie de contrer du mieux que je peux. Passe une bonne période des fêtes avec les personnes qui te sont chères. Au plaisir !

    • Salut François,
      Heureusement qu’il y a quelques jeunes pour se porter à la défense de leurs pairs, un peu comme tu le faisais, en attendant que nous, les adultes, nous décidions enfin à placer en priorité absolue l’édification d’écoles où l’intimidation fasse place au respect de chaque personne…
      Je souhaite, mon cher François, à toi et tes proches, un très joyeux Temps des Fêtes! 🙂
      À bientôt!

  2. Un petit mot pour souligner le choix des photos qui accompagnent tes textes. J’y porte toujours une grande attention parce qu’elles s’intègrent tellement bien à tes propos dont la forme est aussi riche que le fond.

    Ne t’inquiète surtout pas si tu manques de mots pour parler de tes grands projets assoupis. Ils prennent sans doute une pause pour revenir en force après les Fêtes. J’en profite pour vous souhaiter à toi et à ta blonde, le plus doux des Noël bien emmitouflés dans vos couvertures.

    • Merci Francine pour les bons mots et les souhaits. Je les apprécie… …
      Quant aux images, je suis bien content qu’elles te parlent aussi. Mes recherches et trouvailles à ce propos sont souvent très enrichissantes et plaisantes pour moi.
      Je souhaite un joyeux Temps des Fêtes rempli d’amour à toi et tes proches, Francine! 🙂
      Quant à l’année 2020, je te la souhaite remplie de bonheur, à toutes les sauces : paix d’esprit, amour, joie et santé! Si ça te dit, je pourrais aussi t’apporter un nouveau petit séquoia à l’été ou l’automne 2020… il pourrait même essayer de passer l’hiver en terre, dans ta cour, si ça te dit…
      À bientôt!

      • Et comment que ça me dit ! Quel beau programme tu as planifié pour moi Benoit ! 2020 et la paix d’esprit… je crois qu’on va tous en avoir bien besoin. Faudrait pouvoir en planter dans notre jardin. Le petit séquoia c’est pas un peu son rôle ?

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